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Pourquoi de moins en moins de personnes ont envie d’être manager ?
Publié le 20-05-25
La crise du management ou la désertion tranquille des chefs de service.
Il fut un temps où devenir manager représentait une forme d’accomplissement. Un passage obligé pour « gravir les échelons », prendre de la hauteur (et, souvent, plus de salaire). Aujourd’hui ? De plus en plus de salariés déclinent poliment l’ascenseur. Et chez ceux qui occupent déjà le poste, nombreux sont les « managers décrocheurs » à envisager sérieusement la sortie.
Selon une étude BCG-HelloWork de 2023, seuls 9 % des salariés non-managers en France souhaitent devenir manager un jour. Chiffre surprenant, voire inquiétant, non ? L’Apec confirme cette tendance : chez les cadres, la proportion de candidats au management diminue d’année en année. Dans certaines entreprises, il faut maintenant convaincre pour nommer un chef d’équipe. Oui, vous avez bien lu, convaincre.
On peut donc parler aujourd’hui de crise du management. Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi, alors même que les entreprises multiplient les discours sur « l’importance du leadership » ? Et surtout : comment redonner envie ? Spoiler : ce n’est pas qu’une question de salaire.
Au programme de cet article :
- La crise du management en chiffres : un malaise mesurable.
- Pourquoi les managers décrochent ?
- Et si on (re)donnait envie ? 5 clefs pour sortir de la la crise et réenchanter le rôle de manager.
1- La crise du management en chiffres : un malaise mesurable
Il ne s’agit pas d’une vague impression de DRH en manque de candidats internes. Les chiffres parlent d’eux-mêmes.

Des vocations managériales en chute libre
En 2010, près d’un cadre sur deux envisageait de devenir manager à moyen terme. Aujourd’hui, ils ne sont plus qu’un sur cinq (source : Apec, 2023). Chez les jeunes diplômés, l’idée même de « manager une équipe » génère plus d’appréhension que d’enthousiasme : 54 % estiment que cela engendre « trop de stress pour trop peu de reconnaissance ». Autrement dit : « Non merci, je préfère rester expert. »
Même constat à l’international. Aux États-Unis, une étude Gallup montre que 50 % des managers se sentent « émotionnellement déconnectés » de leur fonction. Et 2 sur 3 déclarent qu’ils n’avaient pas envie de devenir manager à la base — ils ont été promus… parce qu’ils étaient bons techniquement.

Des « managers décrocheurs » en souffrance
Du côté de ceux qui ont déjà sauté le pas, le désenchantement est palpable. Le cabinet Empreinte Humaine révèle en 2023 que 43 % des managers présentent des signes de détresse psychologique. Ils sont plus exposés que les autres catégories à l’épuisement professionnel, au stress chronique, et à une perte de sens. Résultat ? Une partie décroche.
Certains « managent sans faire le job », faute d’énergie ou d’envie. D’autres fuient vers des postes sans responsabilité hiérarchique, voire quittent l’entreprise.

Une tendance qui pèse sur la dynamique des entreprises
Moins de volontaires pour encadrer, plus de turnover managérial, et des équipes parfois sans capitaine à bord. Les impacts sont multiples : perte de repères, tensions internes, confusion dans les circuits de décision. Ce n’est pas qu’un sujet RH — sortir de cette crise devient un enjeu stratégique qui peut compromettre la performance globale.
Et si cette désertion ne relevait pas d’un simple manque de motivation, mais d’un malaise structurel ? C’est ce que nous allons explorer plus en profondeur.
2. Pourquoi les managers décrochent (ou ne montent plus dans le train ?)
Devenir manager, sur le papier, c’est valorisant. En vrai, c’est souvent être coincé entre le marteau stratégique et l’enclume opérationnelle. Un grand écart permanent qui use et désillusionne. Voici les principales raisons pour lesquelles la fonction donne de moins en moins envie — et fait décrocher ceux qui y sont déjà.
Les injonctions paradoxales : autonomie sans pouvoir
On leur demande d’être agiles, de prendre des initiatives, d’impliquer leurs équipes. Formidable. Mais dans la pratique, tout ou presque est cadré, processé, contrôlé.
Résultat : une autonomie perçue mais un pouvoir d’agir réel très limité. Un peu comme si on vous demandait de piloter un avion… sans tableau de bord ni levier de commande. « Sois responsable, mais demande la permission pour tout. »
La charge invisible liée aux relations et aux émotions
Les conflits, les demandes contradictoires, les priorités personnelles des collaborateurs, les urgences émotionnelles, les entretiens difficiles… Tout cela ne figure pas dans les fiches de poste. Pourtant, c’est le cœur du quotidien managérial. Et c’est épuisant.
Le manager est souvent le « réceptacle » du mal-être des autres, sans toujours avoir les moyens ni la formation pour y répondre. Il absorbe, amortit, temporise… jusqu’à saturation. Cette charge mentale constante, invisible sur leur agenda mais bien présente dans leur quotidien, explique également cette crise du management.
La perte de sens
Beaucoup de managers témoignent aujourd’hui : « Je passe plus de temps à faire du reporting qu’à accompagner mes collaborateurs. » Quand le management devient essentiellement administratif, il perd sa saveur humaine.
Et dans un monde où la quête de sens est devenue centrale (notamment chez les jeunes générations), être manager sans impact positif visible peut vite devenir démotivant. D’autant que certaines équipes remettent en question l’idée même d’être « managées ». « À quoi je sers, finalement ? » devient une question courante pour beaucoup de managers.
Une image dégradée du rôle de manager
Il fut un temps où « chef » rimait avec prestige. Aujourd’hui, ça rime surtout avec pression. Dans certaines organisations, le manager est vu comme une simple courroie de transmission. Voire comme celui qui « empêche de bosser tranquille » avec ses réunions inutiles et ses relances.
Le désamour est tel que certains refusent une promotion juste pour ne pas avoir à « devenir comme eux ». La crise du management s’explique aussi par une image dégradée, qui fait fuir plus qu’elle n’attire.
Un modèle hiérarchique en déclin… mais pas encore remplacé
Les organigrammes pyramidaux ont de plus en plus mauvaise presse. On leur préfère les « structures plates », les logiques de coopération, les organisations en réseau. Mais sur le terrain, le vieux modèle vertical résiste : beaucoup de managers doivent faire fonctionner des équipes de façon horizontale… tout en rendant des comptes de manière verticale.
C’est l’effet « mi-agile, mi-exécutant » : une double contrainte permanente, sans cadre clair. Les managers sont pris entre deux eaux, ils sont sensés incarner le changement sans que le système ne change vraiment.
Résultat ? De la confusion sur les rôles, et des managers qui naviguent à vue, entre autorité molle et responsabilités lourdes. A cela s’ajoute un manque de soutien palpable : selon une enquête de Malakoff Humanis, 62 % des managers estiment ne pas être suffisamment soutenus par leur hiérarchie dans leur rôle. Ils sont supposés soutenir leurs équipes… mais qui les soutient, eux ?
Des collectifs en mutation et un nouveau regard sur le travail
Télétravail, flex-office, missions courtes, slashing, collaborateurs présents 3 jours sur 5… Comment créer du lien, de la dynamique d’équipe, de l’engagement, quand les interactions sont fragmentées, les projets volatiles, et les appartenances fluctuantes ?
De plus, le regard sur le travail a évolué et les manières de le vivre aussi : l’épanouissement personnel prime sur l’accomplissement professionnel. « En 1990, le travail occupait la deuxième place sur le plan de l’importance dans la vie des Français, derrière la famille et devant les amis et les loisirs. En 2022, il occupe la quatrième position. La place du travail a été challengée : désormais, consacrer sa vie à sa carrière a beaucoup moins de sens » explique Ludovic Girodon, spécialiste en management et expert du Lab.
On attend donc du manager qu’il crée de la cohésion là où tout pousse à l’individualisme.
Des attentes nouvelles, mal adressées
Les salariés n’attendent pas seulement un chef qui distribue les tâches. Ils attendent un manager qui :
- les comprend (intelligence émotionnelle)
- donne du sens (vision claire)
- laisse de la liberté (autonomie réelle)
- aide à grandir (développement des compétences)
- protège des absurdités organisationnelles (filtre bienveillant)
Ce n’est pas une mauvaise nouvelle, au contraire. Mais c’est un changement de paradigme radical. Et beaucoup d’organisations demandent ces postures sans réellement les accompagner, sans les valoriser, et surtout sans adapter leurs modes de fonctionnement. D’où l’épuisement… la crise … et la fuite.
*Lire notre article : « Un manager sous pression, ça finit par exploser ».
Un contrat à réinventer
Pendant longtemps, le « deal » implicite était simple : tu montes, tu gagnes plus, tu es reconnu. Aujourd’hui, la formule ne prend plus.
Le manager est soumis à des attentes contradictoires : être proche sans être copain, ferme sans être autoritaire, exemplaire sans être irréprochable, disponible sans être intrusif. Il faut manager, mais pas trop. Décider, mais consulter. Et surtout, rester zen quand tout s’embrase.
Sans contrepartie claire, sans reconnaissance explicite, sans perspective d’évolution réelle (car où va-t-on après avoir été manager ?), beaucoup jettent l’éponge. Ou n’entrent même pas dans l’arène.
Bref, cette crise du management est aujourd’hui un signal faible devenu fort. Finalement, le cœur du problème n’est pas que plus personne ne veut manager. C’est que plus personne ne veut manager dans ces conditions-là. Et si on veut inverser la tendance, il va falloir rebattre les cartes.
3. Et si on (re)donnait envie ? 5 clés pour sortir de la crise et réenchanter le rôle de manager.
La crise du management n’est pas une fatalité. Elle est le résultat d’un écart trop grand entre les promesses et la réalité du poste. Mais il est encore temps de réconcilier envie et fonction. Voici 5 leviers concrets pour que manager redevienne un choix assumé — et pas un fardeau imposé.
Clé n°1 : revaloriser le rôle dans les faits (et pas seulement dans les discours)
Tout le monde dit que le management est stratégique. Mais si, dans les faits, le manager n’a aucun levier décisionnel, qu’il découvre les infos en même temps que ses équipes, et qu’il n’est pas invité à la table des discussions… il finit par le vivre comme un poste tampon, pas comme une fonction-clé.
Côté entreprise : donner au manager un vrai pouvoir d’agir. Pas seulement un joli titre. Cela passe par l’accès à l’information en amont, un droit à la parole dans les décisions stratégiques, et une légitimité reconnue par la hiérarchie comme par les pairs.
Côté manager : accepter que l’autorité ne se décrète plus. Elle se construit par la valeur ajoutée, la cohérence et la confiance. À condition d’avoir les moyens de l’exercer avec justesse et d’oser prendre sa place.
Clé n°2 : former au management avant de manager
La promotion classique : « Tu es bon dans ton job, tu vas encadrer les autres. » Problème : être expert n’a jamais garanti d’être bon manager. Et apprendre sur le tas, c’est parfois apprendre… à mal faire, avec des dégâts collatéraux sur les équipes comme sur soi-même.
Côté entreprise : proposer une vraie préparation à la prise de poste, avant la nomination. Avec du concret : gestion de conflits, feedback constructif, animation d’équipe, pilotage d’objectifs, posture managériale, etc. Et surtout : un parcours d’intégration spécifique pour les nouveaux managers.
Côté manager : se former en continu, oser demander des formations ciblées. Le management n’est pas un bagage qu’on acquiert une fois pour toutes, c’est une compétence vivante, à cultiver. Et le meilleur moment pour commencer à se former, c’est avant d’être nommé.
Clé n°3 : Redonner de l’autonomie et du pouvoir d’action
Rien de plus décourageant pour un manager décrocheur potentiel que d’être responsable… sans marge de manœuvre. L’un des grands facteurs de démission (ou de désengagement) des managers, c’est la perte de leur capacité à agir et à décider. Trop de règles, de validations, de mails en copie…
Côté entreprise : simplifier les circuits de validation, donner des périmètres de décision clairs : offrir une réelle subsidiarité à chaque niveau managérial.
Côté manager : oser s’approprier son rôle, tester les limites du cadre. Ne pas attendre la permission pour créer du lien, prendre des initiatives, aménager les façons de faire. L’autonomie se gagne aussi par le terrain, et parfois, il vaut mieux demander pardon que permission.

Clé n°4 : Travailler la posture managériale comme un levier d’accomplissement
Beaucoup de jeunes talents refusent de devenir managers… parce qu’ils associent ce rôle à du stress, de la contrainte, voire à une forme de déshumanisation. Il est temps de réhabiliter le management comme un levier d’impact positif, pas comme un simple rouage dans la machine.
Côté entreprise : redonner au rôle managérial une dimension de développement, de mentorat, de transmission. Valoriser les soft skills autant que les KPIs. Reconnaître le management comme une compétence à part entière, pas comme une simple fonction administrative.
Côté manager : reconsidérer son rôle comme une façon de faire grandir, d’apprendre à guider, d’être utile autrement que par l’expertise. Trouver sa propre définition du « bon management » et la cultiver, même quand le système pousse dans une autre direction.
*Lire aussi : « Manager, les super pouvoirs de la connaissance de soi ».
Ce n’est pas le principe du management qui fatigue. C’est la manière dont il est exercé, accompagné, reconnu. Pour freiner cette crise du management, il faut cesser de penser que c’est un problème individuel. C’est un problème systémique, qui appelle une réponse collective.
Clé n°5 : développer une culture de leadership partagé pour plus d’engagement et d’efficacité
Le modèle du « manager-héros » qui doit tout décider, tout porter, tout résoudre est obsolète. Les organisations qui performent durablement misent sur l’intelligence collective, la responsabilisation et le leadership distribué. Moins de contrôle, plus de coopération.
Côté entreprise : poser un cadre qui favorise la co-responsabilité. Cela implique de clarifier les rôles sans figer les périmètres, encourager la prise d’initiative à tous les niveaux, et reconnaître la diversité des formes de leadership. Concrètement ? Développer les pratiques d’intelligence collective, le mentorat entre pairs.
Côté manager : sortir du mythe du manager tout-puissant. Apprendre à distribuer les responsabilités, à faire confiance, à mobiliser les ressources de son équipe. Le leadership partagé ne veut pas dire dilution de l’autorité, mais redéfinition des rôles : on n’est plus « au-dessus », on est « avec ». Cela allège la pression… et renforce l’engagement collectif.
Réenchanter le management, une nécessité stratégique
La crise du management n’est pas un phénomène passager ou une simple affaire de préférences individuelles. C’est le symptôme d’une transformation profonde du rapport au travail et à l’autorité. Et contrairement aux idées reçues, ce n’est pas tant le management que fuient les « managers décrocheurs » ou les talents réticents – c’est un modèle dysfonctionnel qui ne crée plus de valeur pour personne.
Face à cette crise silencieuse, les entreprises ont le choix : soit continuer à promouvoir des managers malgré eux et à s’étonner du manque d’engagement, soit repenser fondamentalement le rôle, ses contours et sa place dans l’organisation.
Les organisations qui sauront réinventer leur approche du management – en réduisant l’écart entre le discours et la réalité, en formant sérieusement, en donnant du pouvoir d’agir et en reconnaissant la complexité du rôle – seront celles qui gagneront la bataille des talents. Car oui, le management peut (encore) être une aventure enrichissante, pour peu qu’on arrête de l’associer à une course d’obstacles administratifs et émotionnels sans récompense à la clé.
N’oublions pas l’essentiel : on ne manage bien que si on y trouve du sens. Et ce sens ne peut émerger que d’un équilibre entre responsabilités et moyens, entre exigences et reconnaissance. Le management n’est pas mort – il attend juste qu’on lui redonne sa noblesse, entre accompagnement des talents et création de valeur collective.
La bonne nouvelle ? Les solutions existent. Il reste maintenant à passer des paroles aux actes, pour que la désertion du management d’aujourd’hui devienne la renaissance du leadership de demain. Car une chose est sûre : sans managers inspirés et inspirants, pas d’équipes engagées. Et sans équipes engagées, pas de performance durable.
Et vous, que faites-vous concrètement pour que vos managers actuels et futurs aient envie de rester à bord ?

Barbara Buffet – Consultante et chef de projet Cinaps