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Comment développer un leadership éthique à l’ère de l’IA ?
… Et naviguer entre convictions, responsabilités et performance.
Le 30/07/25
L’éthique du leadership à l’ère de l’IA est aujourd’hui au cœur des préoccupations des dirigeants. Naviguer entre convictions personnelles, responsabilité envers toutes les parties prenantes et impératif de performance dans un contexte digitalisé complexifie considérablement les postures managériales.
L’intégration exponentielle de l’IA dans la prise de décision et l’opérationnel renforce l’urgence d’une réflexion éthique, car l’IA, loin d’être neutre, peut amplifier les biais existants et soulever des défis inédits de justice, de transparence, d’intégrité et de responsabilité.
Dans cet article, j’explore les grands piliers du leadership éthique à l’ère de l’IA : l’éthique elle-même, les convictions, la responsabilité, la performance. Dans un 2ème temps, je présente un modèle pour guider les décideurs souhaitant développer un management responsable à l’ère de l’intelligence artificielle.
Au programme de cet article :
Les 4 piliers du leadership éthique à l’ère de l’IA
1- Éthique managériale face à la révolution de l’IA.
2- Conviction : ancrer ses décisions dans des valeurs fondamentales.
3- Responsabilité : étendre son champ d’action.
4- Performance responsable : repenser les indicateurs à l’ère de l’IA.
Modèle V.E.R.T.I.C.A.S© : principes pour un leadership éthique en IA
Un leadership du futur, éthique, engagé et durable

Les 4 piliers du leadership éthique à l’ère de l’IA
1- Éthique managériale face à la révolution de l’IA
L’éthique ne se réduit ni à un simple code moral, ni à une posture de façade. Elle implique un engagement profond dans l’action, en conjuguant ses convictions, le souci des autres et la conscience des impacts que chaque décision peut avoir.
Trois penseurs majeurs inspirent cette approche :
- Max Weber (1959) : l’action du leader oscille entre la fidélité à ses principes et la responsabilité des conséquences. Diriger avec éthique, c’est associer les deux, c’est refuser le dogmatisme ou le cynisme.
- Hannah Arendt (1983 – 2005) : pour elle, l’éthique managériale repose sur la capacité de jugement individuel. Un dirigeant responsable est d’abord quelqu’un qui pense par lui-même, qui refuse les automatismes, et qui garde à l’esprit qu’il agit toujours devant les autres et pour les autres. C’est dans la confrontation à la pluralité humaine que l’éthique prend forme.
- Edgar Morin (2004) : pousse la réflexion plus loin en soulignant que nous vivons dans un monde fait d’incertitudes, d’ambivalences, de contradictions. Pour lui, être éthique aujourd’hui, c’est accepter cette complexité et agir malgré elle, en reliant les enjeux humains, sociaux, techniques et écologiques.
Être un leader éthique à l’ère de l’IA implique donc de questionner chaque jour ses choix, d’envisager leurs conséquences et d’agir avec lucidité et courage, même dans l’incertitude.
*Découvrir l’étude : l‘Observatoire de l’IA responsable en entreprise – Impact AI
2- Conviction : ancrer ses décisions dans des valeurs fondamentales
La conviction constitue le socle du leadership éthique. À l’ère de l’intelligence artificielle, cette conviction doit être profondément ancrée dans une compréhension des implications sociétales et humaines de la technologie.
Les fondements d’une conviction éthique.
Les recherches de Treviño, Hartman, et Brown (2000) soulignent que le leadership éthique est caractérisé par :
- La démonstration d’une conduite normativement appropriée.
- Des relations interpersonnelles authentiques.
- La promotion de cette conduite via une communication bidirectionnelle.
Appliqué à l’IA, cela signifie que les leaders doivent incarner des valeurs telles que l’équité, la protection des données personnelles et la dignité humaine, tout en les intégrant dans le développement et le déploiement des systèmes d’IA.
Design by values : une approche proactive.
La conviction doit guider la définition des objectifs de l’IA. Par exemple, un leader éthique ne se contenterait pas d’optimiser un algorithme pour le profit, mais s’interrogerait sur son impact sur l’emploi, la vie privée des utilisateurs ou l’équité sociale.
Floridi et Cowls (2019) mettent en lumière la nécessité d’un « design by values », où les valeurs éthiques sont intégrées dès les premières étapes de la conception des systèmes d’IA, plutôt que d’être des considérations après coup.
Recommandation N°1 : Basée sur les travaux de Winfield & Jirotka (2018), organisez régulièrement des « comités éthiques internes » intégrant : – Dirigeants. – Développeurs. – Représentants RH. – Parties prenantes externes. Ces comités valident les grandes orientations des projets IA et garantissent l’alignement avec les valeurs organisationnelles. |
*Lire aussi : Comment embarquer une équipe sceptique face à l’IA ?
3- Responsabilité : étendre son champ d’action
L’ère de l’IA élargit considérablement le spectre des responsabilités du leader. Au-delà des responsabilités traditionnelles envers les actionnaires et les employés, les leaders doivent désormais assumer une responsabilité envers les algorithmes eux-mêmes.
Complexité de la responsabilité IA
Johnson (2017), dans son ouvrage « Computer Ethics », aborde la question de la responsabilité morale des systèmes autonomes. Il souligne que même si l’IA agit de manière autonome, la responsabilité ultime incombe aux concepteurs, développeurs et dirigeants qui déploient ces systèmes.
La question de la « responsabilité des algorithmes » est particulièrement complexe. Qui est responsable lorsqu’un système d’IA prend une décision biaisée ou cause un préjudice ?
Gouvernance et audit des systèmes IA
Rahwan (2018), dans son article sur le dilemme du trolley pour les voitures autonomes, illustre les défis éthiques que posent les décisions prises par les machines.
Les leaders ont la responsabilité de mettre en place :
- Des mécanismes de gouvernance robustes.
- Des audits éthiques réguliers.
- Des processus de reddition de comptes clairs.
- Une formation continue des équipes à l’éthique de l’IA.
- Une culture de la prudence et de l’introspection.
Recommandation N°2 Déployez des audits éthiques indépendants pour évaluer biais, discriminations et lisibilité des modèles utilisés (recommandations de Floridi & Cowls, 2019). |
Recommandation N°3 Selon Mittelstadt, B. D. et al. (2016), intégrez des formations sur l’éthique de la donnée et sur les biais algorithmiques qui affectent le choix des algorithmes et la régulation numérique. |
*Pour aller plus loin : Guide de l’éthique numérique – CNIL
4- Performance responsable : repenser les indicateurs à l’ère de l’IA
La performance, traditionnellement mesurée en termes de rentabilité, d’efficacité et de croissance, doit être réévaluée à travers le prisme de l’éthique de l’IA. Un leadership éthique ne sacrifie pas la performance, mais cherche à l’atteindre d’une manière qui soit durable, juste et socialement responsable.
La théorie des parties prenantes appliquée à l’IA
Freeman (1984), avec sa théorie des parties prenantes, offre un cadre pertinent en suggérant que la performance d’une organisation ne peut être durable que si elle prend en compte les intérêts de toutes ses parties prenantes (employés, clients, fournisseurs, communautés, environnement).
À l’ère de l’IA, cela signifie intégrer des indicateurs de performance éthiques :
- Équité des algorithmes.
- Protection de la vie privée des données.
- Transparence des décisions algorithmiques.
La performance peut même être améliorée par une approche éthique de l’IA. Des entreprises qui démontrent un engagement fort envers l’éthique de l’IA peuvent renforcer la confiance des consommateurs, attirer les meilleurs talents et réduire les risques de réputation et réglementaires.
Etzioni (2019), un fervent défenseur du « communitarianism », soutient que les entreprises qui intègrent des considérations éthiques dans leurs opérations sont plus susceptibles de réussir à long terme, bénéficiant d’une plus grande légitimité sociale et d’une meilleure acceptation publique de leurs innovations.
Recommandation N°4 Intégrez des KPI éthiques tels que : – le pourcentage de décisions IA auditées, – le taux d’acceptabilité sociale des dispositifs IA, – le niveau de lisibilité algorithmique pour l’utilisateur final. |
H3- Recommandation N°5 Selon Dignum, V. (2019), co-construisez des projets IA avec les parties prenantes, en intégrant des citoyens, des experts indépendants ou des représentants d’usagers dans les phases amont de conception. |

Modèle V.E.R.T.I.C.A.S© : principes pour un leadership éthique en IA
Pour aider les dirigeants à s’engager concrètement dans un leadership éthique à l’ère de l’IA, voici une synthèse des principes directeurs inspirée de différents travaux de recherche et des discussions que j’ai eues avec un certain nombre de dirigeants (34 pour être plus précis).
Vision éthique partagée :
La capacité à visualiser clairement l’avenir de l’organisation, en intégrant les considérations éthiques et l’impact sociétal, est soulignée par Chandrika Kandasamy Udaya (2024).
Cette vision éthique doit, bien évidemment, être co-construite. Un dirigeant dans le secteur de l’énergie me faisait part de la difficulté de construire une vision éthique : « C’est très difficile d’y aller parce que, d’une part, nous n’avons pas la main sur les biais et les croyances des gens. De l’autre, nous ne connaissons pas encore bien les impacts réels de ces technologies sur la vie de nos collaborateurs et, au-delà, de nos concitoyens ».
Équité et empathie :
Prendre des décisions justes et équilibrées, traiter les autres avec respect et dignité, et promouvoir une culture d’inclusion. Cela inclut l’équité procédurale, distributive et interpersonnelle.
L’empathie consiste à comprendre et prendre en compte les perspectives des parties prenantes par l’écoute active et la communication. Chandrika Kandasamy Udaya (2024).
Responsabilité :
Le leadership éthique à l’ère de l’IA implique d’assumer la responsabilité des décisions et de leurs conséquences. Il s’agit de migrer vers la notion d’« accountability » des anglo-saxons, où l’on doit réellement rendre compte de ses actes.
Il s’agit aussi de favoriser une culture où les employés sont également responsables de leurs actions. Stouten, Jeroen, Van Dijke, Marius, and De Cremer, David (2012).
Transparence :
Une communication ouverte sur les intentions et les processus de prise de décision, créant un environnement où les employés et les différentes parties prenantes peuvent voir quelles valeurs ont présidé au choix de telle ou telle technologie.
Savoir ce qui se passe lors de leur utilisation et surtout leurs éventuelles dérives et conséquences. Il existe de nombreux exemples où l’utilisation de ces technologies a développé la discrimination raciale et sexuelle (logiciel de traitement des CV chez Amazon ou encore le Predpol utilisé par la police américaine qui stigmatisait les quartiers habités par les personnes de couleur).
Intégrité & cohérence :
Van Wart (2014), dans sa classification des modèles de leadership éthique, met l’accent sur l’intégrité : agir avec honnêteté, fiabilité et cohérence entre les paroles, les pensées, les principes et les actions.
Cette qualité est souvent classée plus haut que les compétences techniques elles-mêmes chez les dirigeants (Kouzes et Posner 1993).
Confiance :
Développer la foi dans l’honnêteté, l’intégrité et la fiabilité du leader, favorisant un environnement où les collaborateurs se sentent en sécurité et valorisés. Armand Ali (2016).
La confiance est cruciale car elle permet la prise de risque et se construit par l’expérience de la relation et l’alignement des intérêts. Elle est fondamentale pour une gestion d’entreprise réussie et renforce la satisfaction des employés.
Altruisme et service aux autres :
Shakeel Fahad, Kruyen Peter Mathieu & Van Thiel Sandra (2019), mettent en exergue la nécessité d’autonomiser les subordonnés, de créer un environnement propice à la croissance et au succès. Mais également de prioriser le bien-être des parties prenantes.
Cela implique souvent l’altruisme et le dépassement de l’intérêt personnel. Tanno, Janice P., Banner, David K. (2018).
La directrice financière d’une grande maison d’édition m’a dit ce matin : » Il faut aimer les gens pour être un leader. Il faut éprouver de l’empathie non seulement pour ses propres collaborateurs mais aussi pour les gens qui ne sont pas a priori parmi vos équipes, voire sont vos adversaires… C’est le fondement de mon éthique de management”.
Speak up & capacité de contestation :
Un dirigeant dans le secteur automobile me disait récemment : » Il est difficile de faire en sorte que tes collaborateurs s’autorisent à parler franchement et dire ce qu’ils pensent de tes actions et de tes décisions… Or j’en ai besoin pour avancer dans l’intérêt collectif… C’est presqu’inscrit dans notre inconscient collectif qu’un dirigeant est infaillible, il sait tout, un peu comme un héros visionnaire… or ce n’est pas le cas… J’ai dû instaurer un rituel au sein de mes codirs, pour obliger les membres à me dire les “bêtises” que j’avais faites, les choses que j’aurais pu mieux faire, les choses que j’aurais dû faire et que je n’ai pas faites, etc.”
Pour ce qui concerne l’IA, il existe une certaine opacité sur les raisons du choix de tel ou tel logarithme qui fonde les livrables finaux, qui peuvent être biaisés. Mittelstadt et al. (2016) préconisent fortement d’offrir un canal clair aux différentes parties prenantes pour la remise en question des décisions algorithmiques.
Un leadership du futur, éthique, engagé et durable
En conclusion, le leadership éthique à l’ère de l’IA est une entreprise multidimensionnelle qui exige des dirigeants qu’ils soient fermement ancrés dans leurs convictions, qu’ils assument leurs responsabilités élargies et qu’ils redéfinissent la performance en intégrant des considérations éthiques.
C’est un défi continu qui nécessite une réflexion critique, une adaptation constante et un engagement inébranlable envers les principes de justice, de transparence et de respect de la dignité humaine face à l’évolution rapide de la technologie. Le modèle V.E.R.T.I.C.A.S© offre un cadre de travail pratique pour les leaders souhaitant développer un management responsable et éthique à l’ère de l’intelligence artificielle.

Ali Armand – Consultant stratégie et transformation de Cinaps.
Références :
- Armand, Ali (2016). Confiance et leadership dans un environnement complexe, Éditions ESF.
- Arendt, H. (1983). La Condition de l’homme moderne. Paris : Calmann-Lévy.
- Arendt, H. (2005). Responsabilité et jugement. Paris : Payot.
- Chandrika Kandasamy Udaya (2024). Ethical Leadership in the Age of AI: Challenges, Opportunities, and Framework for Ethical Leadership. Western Governors University
- Dignum, V. (2019). “Responsible Artificial Intelligence: Developing and Using AI in a Responsible Way.” Springer.
- Etzioni, A. (2019). Etzioni est une figure majeure du communautarisme et ses travaux récents s’intéressent à l’éthique de l’IA.
- Floridi, L., & Cowls, J. (2019). A Unified Framework of Five Principles for AI in Society. Harvard Data Science Review.
- Freeman, R. E. (1984). Strategic Management: A Stakeholder Approach. Pitman.
- Johnson, D. G. (2017). Computer Ethics (5th ed.). Pearson.
- Mittelstadt, B. D. et al. (2016). “The ethics of algorithms: Mapping the debate.” Big Data & Society.
- Morin, E. (2004). Éthique. Paris : Seuil, coll. Points Essais.
- Rahwan, I. (2018). Society-in-the-Loop: Programming the algorithmic social contract. Ethics and Information Technology, 20(1), 5-14.
- Shakeel Fahad, Kruyen Peter Mathieu & Van Thiel Sandra (2019) Ethical Leadership as Process: A Conceptual Proposition, Public Integrity, Radboud University, Taylor & Francis Group, LL
- Stouten, Jeroen, Van Dijke, Marius, and De Cremer, David (2012). Ethical Leadership: An Overview and Future Perspectives – Hogrefe eContent.
- Tanno, Janice P., Banner, David K. (2018). Servant Leaders as Change Agents Walden University
- Treviño, L. K., Hartman, L. P., & Brown, M. (2000). Moral Person and Moral Manager: How Executives Develop a Reputation for Ethical Leadership. California Management Review, 42(4), 128-142.
- Van Wart, Montgomery (2014). Contemporary Varieties of Ethical Leadership in Organizations. Department of Public Administration, California State University San Bernardino, San Bernardino, USA.
- Weber, M. (1959). Le Savant et le Politique. Paris : Plon (coll. Agora).
- Winfield & Jirotka (2018). “Ethical governance is essential to building trust in robotics and artificial intelligence systems.” Philosophical Transactions of the Royal Society.